de choses et d'autres sur le chemin des mots

UNE ODEUR , UN PARFUM

 

UNE ODEUR, UN PARFUM


Une odeur, un parfum, un bruit et tout revient.

Mère était malade, mère ce n'est pas pour faire vieille France, c'est pour dire la distance, le fossé creusé par la maladie. Je n'avais pas beaucoup, trois ou quatre ans, guère plus, et avais été recueilli pour quelques temps par des gens. Petit village de la campagne bisontine, une poignée de fermes éparses, une fromagerie, un abattoir, parents intérimaires elle et lui, lui maréchal- ferrant de son état.

Malgré ce sentiment étrange que l'on marche sur l'estran de la vie, là où chaque pas que l'on fait s'efface sous la marée du temps, il reste en quelque recoin obscur de notre cerveau la toile impressionniste de notre vécu.

Pour parler de ce temps, voilà que s'invitent des odeurs de corne brûlée, le chant de l'enclume, la profonde exhalaison du soufflet de la forge ainsi que le long frissonnement de l'eau sous le fer rouge qui la pénètre.

Sous la danse des mains, le marteau marque la cadence et s'abat en un bruit sombre sur le fer  rougi et si l'on convient de justifier, par l'alibi du rythme,  les  deux coups finals frappant l'enclume, la vraie raison est une célébration du geste.

Pour que le bras forge il faut qu'il y ait une conjonction, une volonté de muscles et de tendons, le marteau est plus qu'un outil, il est un prolongement de la pensée mais ce façonnement est le fruit d'un effort, et seule l'enclume est généreuse car elle offre le rebond et sonne : elle est la cloche de cet office païen.

Percheron et Comtois venaient se faire ferrer, c'était de grands chevaux, imposants et placides. Ces athlètes paisibles étaient employés pour les  labours et au débardage des grumes. Entre peur et respect j'oscillais du haut de mes quatre ans sous l'envie de les caresser, et si l'on m'avait rassuré sur la  non- cruauté de cette imposition  du fer encore rouge sur  leurs sabots, je reculais sous l'odeur acre de la corne brûlée et préférais me perdre dans leur regard bordé de grands cils.

Si quelques années plus tard, la vie m'avait emmené à vivre  dans un autre village en bordure d'un plateau, où l'hiver, de l'arrière- boutique du boucher on pouvait voir s'échapper de longues stalactites de sang : étrange spectacle absout par la virginité de la neige ; en ces temps d'avant, short court, caché par ces blouses que l'on mettait aux enfants d'alors, je trainais parfois mes sandalettes du coté de l'abattoir, haut lieu de la vie et de la mort, fascination de l'ultime.

 A cette époque on pratiquait encore l'abattage au merlin, le bœuf était coiffé d'un masque de cuir garni d'une pointe, celle-ci, sous le coup du merlin, pénétrait la boite crânienne et provoquait la mort de l'animal. Dans un dernier raclement de sabot, il s'effondrait et basculait sur le flanc. Dans le cliquetis d'un palan à chaîne l'animal était verticalisé tête en bas. L'on procédait alors à son éviscération et un invraisemblable monceau d'organes fumants jonchait alors le sol carrelé.

Pourtant l'effroi est plus présent dans cette description que dans son souvenir. Dans celui-ci, ce qui reste surtout  c'est l'odeur nauséeuse de merde et de sang : étrange inversion des dégouts au fil des années.

Les années ont passé mais on s'est mis dans une autre distance que celle du temps. Nous sommes à l'ère des techniciennes de surface, essayez de dire à vos hôtes : vous reprendrez bien un peu de poulet mort ?

A surgeler notre façon de penser, d'appréhender le monde, à recourir à des circonvolutions pour par exemple, substituer au mot indigent  celui de SDF,  cachant celui-ci derrière un sigle, ne développons nous pas  ainsi une barbarie bien plus grande ?


Cette toile impressionniste, ce vieux bagage qui nous suit et qui se rappelle parfois à nous, le temps d'un bruit, d'une odeur, d'une évocation, n'influence-t-elle pas parfois notre vie ?

Est-ce vraiment par hasard, si après cette enfance émiettée j'ai retrouvé de par mon métier, soudeur et chaudronnier,  l'acier rougi  et le son des marteaux ?

De tout ce temps passé à assembler, à me rassembler, ai-je réussi à me ressembler ?

L'impressionnisme  est toujours un peu brouillon si l'on n'a pas la folie d'un Van Gogh. J'avais en moi, me semble-t-il, des Bouguereau, cette douce envie de côtoyer les âmes. Je suis là à rassembler mes mots, à souder ma pensée, et si malgré tout le résultat est un peu de guingois, je m'aime tout de même un peu pour avoir essayé.




Michel Astégiano