de choses et d'autres sur le chemin des mots

TANT QUE DURERA L’INSTANT

TANT QUE DURERA L’INSTANT

 

Hangars immenses qui courent dans la plaine. Les quelques arbres rescapés sont couverts d’une poussière uniforme et rougeâtre.

Halle 1 : geyser d’étincelles. Fournaise. Le haut fourneau vomit sa lave d’acier en fusion.

Une odeur acre et minérale envahit l’espace. Les yeux s’assèchent sous la chaleur folle.

Halle 2 : travée 1. Laminoirs. L’eau qui refroidit les machines se transforme en vapeur qui envahit l’espace. Des serpents métalliques couleur sang le déchirent. Bruits et fureurs : hémorragies.

Toujours halle 2, mais dernière et ultime nef. La machine immense y trône en son centre. A chacun de ses halètements, 400 tonnes s’abattent sur la gueuse incandescente : déchainement tellurique, le sol et les corps tremblent. L’acier ainsi martyrisé émet de longs gémissements sourds. Quelques hommes fourmis, encagoulés, vêtus de combinaison aluminisée, s’agitent et servent la bête aveugle. Par instant, la lumière ricoche sur l’or des visières cachant les visages.

Ici, on est dans la cathédrale du diable, lieu ultime où l’on forge les portes de l’enfer : âme sensible passe ton chemin.

Dans un hurlement de louve, la sirène de l’usine l’a libéré. Cela fait 10 minutes qu’il roule. Maintenant, il pédale sur le chemin de halage qui borde le canal, son ruban grisâtre s’offrant en miroir au ciel. Bruissement du vent qui joue dans les branches des peupliers, crissement du sable sous les pneus. Des pâquerettes en grêle ornent les bas-côtés. La fatigue de la journée est là, lestant les jambes, mais penser à elle lui donne des ailes. La maison de l’éclusier qui n’était qu’une esquisse, prend forme peu à peu. Dans un dernier effort il franchit le petit raidillon qui y mène.

Une péniche hollandaise est déjà engagée. Plantée là, une pancarte émaillée rappelle qu’il est interdit de traverser pendant les manœuvres, mais il s’en fiche. Son regard l’a trouvée sur l’autre rive, le vent anime sa jupe, et en sa direction, elle agite la main. Il lui répond d’un grand je t’aime muet, qu’il ponctue du son grêle de la sonnette de son vélo. Sa chemise trempée qui lui colle au dos ne saurait lui faire regretter sa hâte, car l’attente est douce. De longs rubans d’eau s’échappent des portes fermées, cascade du temps qui passe. En une poussée lente et inexorable, les géraniums qui ornent la péniche émergent enfin du quai. Sur celui d’en face, bougeant la tête, elle marque son impatience. Il lui répond par un sourire, déguste l’instant et s’y complait et ce n’est que le cliquètement des crémaillères du mécanisme de l’écluse qui le ramène au présent.

Tandis que s’éloigne la péniche, à pied, le tenant fermement par le guidon, il pousse son vélo et passe sur la porte noire aux rivets de fer et le jette comme un vêtement : elle est déjà dans ses bras.

Fermant les yeux, Il enfouit sa tête dans ses cheveux. Elle perçoit sur sa peau quelques relents d’aciérie, mais elle a appris à aimé cette odeur, car elle fait parti de lui. S’humant avec délice, enlacés, ils restent un long moment silencieux. Ses bras se dénouent, glissent lentement, de ses épaules à ses mains, le regarde, puis elle s’assied sur le talus herbacé bordant la berge. Il s’empresse de la rejoindre, et se met derrière elle, lui offrant ainsi sa poitrine en dossier. Les cheveux de sa nuque lui chatouillent le nez. Sa main droite s’immisce entre les boutons de son corsage, celle-ci se fait nid et recueille son sein. Du bout de ses doigts il est tout à l’écoute du petit marteau pilon de son cœur qui s’apaise sous la caresse. Entre les palplanches, l’eau s’écoule indifférente, mais se berçant l’un l’autre, ils savent que tant que durera l’instant, demain n’existera plus.

Michel Astégiano