de choses et d'autres sur le chemin des mots

DU RÊVE A LA RÉALITÉ

 

DU RÊVE À LA RÉALITÉ

 

La main du soir caressait la nuit.

De son œil de cyclope, la grande aiguille de l’horloge de la gare venait, en un dernier sursaut, d’atteindre son zénith, il était 20 heures.

Comme chaque jour, en fin de journée, il attendait, adossé au mur près des portes automatiques. L’averse avait cessé et les phares des taxis en maraude faisaient chatoyer les pavés.

La gare, du clignement de ses portes de verre, relâchait par petits paquets ses passagers.

Il ne savait pas trop comment il se décidait, c’était une alchimie rapide et obscure qui emportait sa décision : un mouvement de jupe, un talon un peu trop haut et il emboitait le pas de l’élue du soir. C’était sa croisière, sa modeste aventure vers l’inconnue.

De ses semelles de crêpe il synchronisait son pas au rythme des talons picorant l’asphalte. Ce soir le mollet était porté haut, musclé et la cheville élégante. Secrétaire, décida-t-il.

La pensée lui plut : secrétaire … celle qui sait taire les secrets.

Il raccourcit son pas car il était important qu’elle ne se retournât pas.

Être un peu démiurge faisait partie de son plaisir. De cette esquisse qui marchait devant lui, il construisait le portrait- robot. La veille, la belle inconnue, car elle ne pouvait qu'être belle, s’était retrouvée avec des yeux verts, légèrement cendrés, une petite bouche dont le dessin de la lèvre supérieure évoquait des ailes d’anges, ainsi que des joues, aux pommettes un peu trop saillantes: petit défaut indispensable pour donner de la réalité au rêve.

Pour l’inconnue de ce soir, les petites mèches folâtrant sur la nuque, lui évoquait des yeux marron certes, mais avec des reflets acajou, un trait de khôl et un abus d’ombre à paupières. Il en était là de ses réflexions lorsqu’il s'aperçut que la belle avait accéléré le pas. Était-il repéré ? Si c’était le cas, la soirée était fichue, d’apprivoiseur de rêves ça le transformait en prédateur. Il bifurqua à la première rue.

Celle-ci n’était pas très passante, en son bout, les lumières de la terrasse d’une brasserie l’attirèrent, il s’y assit et commanda un café. Sur la bâche de la terrasse, le souvenir de l’averse clapotait doucement sur le tissu tendu.

L’alerte avait été rude, la magie du rêve en avait quelque peu souffert, la bouche... La forme du menton… le nez… Il tentait de se consoler en se disant qu’avec les yeux il avait sauvé l’essentiel.

Il jeta quelques pièces sur la table et se résigna à rentrer.

 

La porte du jardinet le salua d’un grincement, et comme chaque soir, il pensa qu’il fallait en huiler les gonds. La lumière s’échappant des fenêtres de la maison, géométrisait un jardin qui en avait bien besoin. Les gonds, le jardin, comme on dit à Cassis: remettre aux calanques grecques, la pensée le fit sourire.

À peine entré, il s’abandonna entre les bras d’un fauteuil, le bruit des talons aiguilles trottant encore dans sa tête, tentant, sans trop y croire, de finir le portrait de la belle inconnue ; mais le fil de ses pensées fut interrompu, sa femme sortant de la salle de bain, une serviette nouée autour du corps.

 

Bonsoir chéri, ce soir j’ai eu la peur de ma vie. En sortant de la gare…

- tu n’avais pas pris la voiture ?

-s’il te plait, arrête de m’interrompre ! Oui j’ai pris la voiture, mais en sortant du lycée, pas moyen de démarrer, je t’ai appelé sur ton portable, mais bien sûr tu ne l’avais pas allumé !

Je disais donc, qu’en sortant de la gare, il y a un type qui m’a suivi, je ne me suis pas retournée mais j’en suis certaine.

-tu as les yeux bleus…

- c’est quoi ça : tu as les yeux bleus, tu me coupes encore la parole pour me dire ça, il t’a fallu dix ans pour le remarquer ?

-non, mais…tu devrais mettre un peu plus d’ombre à paupières.

- cela devient surréaliste, je raconte, à monsieur mon mari, la trouille de ma vie et celui-ci fait des digressions sur mon maquillage!

Il y a des jours où je me demande qui j’ai épousé…

Lui doucement : moi aussi

- -Qu’est-ce que tu as dit ?

- Rien ma chérie, enfin si, que…Que  peut-être toi aussi tu  te fais des idées.

 

Michel Astégiano